SLOTERDIJK Peter

sloterdjikPeter Sloterdijk
(Né en 1947)
Philosophe allemand


"Quiconque parle de dignité humaine parlera aussi, tôt ou tard, de dignité animale"
(Peter Sloterdijk)


L'alliance entre la tradition des éleveurs et le capitalisme

Pour parler grossièrement, il existe, dans l'humanité post-néolithique, deux manières diamétralement opposées d'élever des animaux. La scission entre les "deux cultures" peut être réprésentée par l'opposition entre les paysans et les nomades. Dans l'héritage moral que les cultures préindustrielles ont laissé à la modernité, on trouve la tension prolongée entre le mode agraire de l'élevage animal, contruit sur la "garde", la précaution, la coproduction et la coopération, et le mode nomade de l'élevage animal, qui repose sur les principes de la bioproduction directe, de la reproduction contrôlée et de l'exploitation directe de la vie animale. Bien que les modernes ne soient ni des paysans, ni des nomades, ils continuent à être forcés de choisir entre l'éthique des paysans et l'éthique des nomades pour ce qui concerne le rapport avec les animaux. Les cultures paysannes sont marquées par une attitude que les anthropologues de la culture ont définie comme un "végétarisme fonctionnel"; leur principe alimentaire est la juxtaposition de l'excès de plantes et de la pénurie de viande. Les cultures nomades, en revanche, sont "fonctionnellement carnivores", parce qu'elles associent l'excès chronique de viande avec le manque de production organisée de plantes. Les deux cultures, chacune à sa manière, définissent une région de la vie comme ressource : la culture agraire pose les domaines des plantes utilitaires dans la fonction des ressources, la culture nomade fait de même pour le domaine des animaux domestiques et utilitaires. Dans les deux cas, l'exploitation de chacune des ressources est compensée par un lien global de l'utilisateur à la source alimentaire, et de la même manière que l'existence paysanne est ancrée dans le souci des cycles de reproduction végétale, l'existence nomade l'est dans celui des cycles de reproduction animale. Les anciennes cultures d'élevage du bétail pratiquent certes de manière très explicite le faire-vivre et faire-mourir, mais elles sont encore très éloignée du crime organisé contre la vie animale, qui a pris le pouvoir depuis l'alliance entre la tradition des éleveurs et le capitalisme
La scission entre l'élevage agraire et celui des pâtres nomades se reflète moralement dans un doublement des pastorales (...) : de la tradition agraire est sortie l'iconographie du Bon Pasteur, qui va du Nouveau Testament jusqu'à l'idyllisme tardif de Heidegger; de la tradition nomade, celle du mauvais berger qui, depuis les premiers temps, apparaît comme un pilleur, un boucher, un gaspilleur de la vie, et organise sa "grande bouffe" au détriment des troupeaux. Ici apparaît le dilemne moral des modernes : le fait que, par leur image de soi, ils veulent se trouver du côté du bon pasteur, mais que dans leur motus vivendi, ils imitent les mauvais bergers qui mangent avec obstination les excédents de leurs propres troupeaux. De là, l'hypocrisie constitutionnelle de la culture contemporaine, qui ne produit pas de discours moral cohérent. Les hypocrites kantiens ne sont en cela ni pires ni meilleurs que les hégéliens, les hypocrites libéraux, ni pires ni meilleurs que les hypocrites socialistes. Tous pensent qu'ils peuvent se réserver à eux-mêmes le prédicat 'les bons', en organisant la bonne vie avec de mauvais moyens. Un peu de ce mystère de la morale moderne est révélé par la fumée des funestes flammes qui s'élèvent ces derniers mois dans les paysages européens.


Le modèle de la tutelle

La douleur, à elle seule, ne donne de droits à personne, ni aux hommes, ni aux animaux. Dans la plupart des cas, on pose la question du "droit" lorsque l'on veut agir pour sortir de l'impuissance. Celui qui veut savoir si les animaux ont des droits demande donc aussi, indirectement, si les animaux peuvent se venger. Parce que les animaux domestiques et utiles des êtres humains sont impuissants, et ne sont même pas en mesure de symboliser leurs souffrances, ils vivent au-delà du ressentiment et en deçà du droit. Les animaux ne constituent pas de partis réformateurs, pas de mouvements de libération, pas de groupes clandestins révolutionnaires. Il ne se réfèrent pas à des droits. Ils souffrent lorsqu'ils souffrent; ils jouissent lorsqu'ils jouissent; leur tourment n'a, en soi, pas de superstructure. Ils ne peuvent pas préparer de Nations unies des animaux.

Et pourtant, les animaux sont aussi et surtout des créatures souffrantes. Etre souffrant, cela signifie exister à partir d'un excès de vulnérabilité. Les animaux supérieurs partagent avec les êtres humains l'aventure neurologique de l'ouverture au monde. Ils sont certes "pauvres en monde", comme dit Heidegger, mais leur pauvreté est suffisamment riche pour regrouper des rencontres, des fuites, de la curiosité, de la gaieté et de la douleur. Lorsque l'on plaide pour les droits de l'animal, il faut d'abord avoir une idée du risque que constitue le fait d'être un animal et d'avoir un environnement, peut-être même un monde. Le risque d'être dans le monde ou dans un monde est la source de la dignité. On ne peut pas le dénier aux animaux supérieurs. Quiconque parle de dignité humaine en sachant ce qu'il dit parlera aussi, tôt ou tard, de dignité animale.

Si la souffrance en tant que telle ne donne pas de droits à celui qui souffre, c'est parce que la transition entre les dignités et les droits n'est ni claire, ni directe. Celui qui a les premières ne possède pas pour autant les seconds. Par "droits" nous entendons ici la faculté de se défendre soi-même dans une querelle ou d'envoyer un défenseur. La défense est l'organisation des moyens de pouvoir dans le cadre d'un conflit d'intérêts ritualisé - par exemple devant un tribunal ou un parlement. Au fond, la question de l'existence des droits de l'animal est la suivante : Comment devons-nous nous figurer la défense des animaux ? Comment pouvons-nous conférer une voix à des créatures qui ne parlent pas ? De quelle manière les animaux peuvent-ils devenir des mandants qui envoient leurs avocats dans l'arène des conflits d'intérêts ?
Les droits de l'animal ne peuvent donc être pensés que comme un droit à la défense. Le problème particulier de la réprésentation de l'animal tient au fait qu'il s'agit ici de la réprésentation d'un mandant faible, qui n'est pas capable d'organiser une lutte des classes ou une lutte des espèces.

La manière dont on peut penser la défense de l'animal dans l'espace de droit de la civilisation n'est dans un premier temps, de mon point de vue, décelable que dans le modèle de la tutelle. De la même façon que les parents exercent une tutelle sur leurs enfants et les tuteurs sur leurs pupilles, les hommes peuvent et doivent, dans le rôle d'avocats des animaux, assumer pour leurs clients muets et faibles des fonctions de tutelle. La défense des animaux par les avocats humains doit cependant être émancipée de tout présupposé sentimental; la défense efficace ne découle pas tant de l'amour fortuit pour ce que l'on défend que de la compréhension de la qualité particulière de la relation entre l'avocat humain et les clients animaux.
Parmi ceux-ci, les animaux domestiques prennent un position dominante et, dans leur cas, la perversion des relations industrielles modernes entre l'homme et l'animal apparaît avec une singulière cruauté. Ce n'est pas un hasard si c'est autour d'eux que tournent les scandales des derniers mois et des dernières années. Les principaux animaux domestiques et utiles ne sont liés à l'homme que depuis cinq à huit mille ans - c'est à dire depuis peu - et constituent depuis avec celui-ci une communauté de domestication à risque. Les progrès accomplis dans l'autodomestication de l'être humain sont liés de manière fatidique, au cours de cette période, à l'histoire de cette domestication des animaux utiles sauvages. L'assimilation par apprivoisement à l'environnement humain à fait perdre aux animaux domestiques la faculté de survivre de manière autonome dans les environnements naturels. Dès lors, comme les hommes, ils sont tombés dans une dépendance radicale à l'égard du soutien culturel. De cette codomestication culturelle jaillit - sans le moindre sentimentalisme - la nécessité de défendre soi-même, de manière sensée, les créatures vivantes devenues dépendantes dans la culture.
Inutile de dire que les hommes ne perdent rien à apprendre à donner une forme plus explicite à leur situation conviviale fondamentale avec les animaux domestiques et utiles, forme pouvant aller jusqu'à une pure et simple Déclaration des droits de l'animal.
Les hommes deviennent adultes lorsque, dans la relation avec leurs semblables, ils cessent de prendre constamment la position de l'exploiteur et du mineur. S'ils veulent devenir adultes, il faut qu'ils assument le rôle de tuteurs à l'égard des enfants et des faibles dans le groupe humain. Aujourd'hui, nous savons mieux que l'utopie de l'homme adulte regroupe aussi la relation avec les animaux qui, en tant que produit d'apprivoisement de la culture humaine, dépend d'une cohabitaion avec nous.
Il ne s'agit pas de faire suivre à l'avenir des thérapies de groupes communes aux hommes et aux animaux domestiques, il ne s'agit pas de projections humaines sur les animaux; il ne s'agit pas de créer une internationale sentimentale. ce qui est en jeu aujourd'hui, dans le processus de la civilisation homme-animal, c'est la passion du devenir-adulte et l'aventure de la tutelle sur la vie dépendante. Etre adulte, cela signifie vouloir devenir dépendant de ce qui dépend de nous. Dans une société de mauvais enfants, les adultes sont les derniers nobles. A eux, inutile d'expliquer dans quelle mesure l'homme est un gardien - sinon de l'être, du moins de la descendance, des animaux, des signes, de la culture.

(Le monde des débats n°26 - juin 2001)