RICARD Matthieu

ricard Matthieu Ricard
Né en 1946

Moine et docteur en biologie moléculaire


"Faire tout ce qui est en notre pouvoir pour soulager ces tourments"

Des êtres meurent alors qu'ils viennent à peine de naître, d'autres alors qu'ils viennent à peine d'enfanter. A chaque seconde, des êtres sont assassinés, torturés, battus, mutilés, séparés de leurs proches. D'autres sont abandonnés, trompés, expulsés, rejetés. Les uns tuent les autres par haine, cupidité, ignorance, arrivisme, orgueil ou jalousie. Des mères perdent leurs enfants, des enfants perdent leurs parents. Les malades se succèdent sans fin dans les hôpitaux.
Certains souffrent sans espoir d'être soignés, d'autres sont soignés sans espoir d'être guéris. Les mourants endurent leur agonie, et les survivants leur deuil. Certains meurent de faim, de froid, d'épuisement, d'autres sont calcinés par le feu, écrasés par des rochers ou emportés par les eaux.
Ce n'est pas seulement vrai des êtres humains. Les animaux s'entre-dévorent dans les forêts, les savanes, les océans ou le ciel. A chaque instant, des dizaines de miliers d'entre eux sont tués par les hommes, déchiquetés pour être mis en boîte. D'autres endurent d'interminables tourments sous la domination de leur propriétaire, portant de lourdes charges, enchaînés leur vie entière, chassés, pêchés, piégés dans des dents de fer, entranglés dans des rets, étouffés dans des nasses, suppliciés pour leur chair, leur musc, leur ivoire, leurs os, leur fourrure, leur peau, jetés vivants dans l'eau bouillante ou écorchés vifs.
Il ne s'agit pas de simples mots, mais d'une réalité qui fait partie intégrante de notre quotidien: la mort, la nature éphémère de toute chose et la souffrance. Bien que l'on puisse se sentir submergés, impuissants devant tant de douleur, vouloir s'en détourner ne serait qu'indifférence ou lâcheté. Il nous incombe d'être intimement concernés, en pensées et en actes, et de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour soulager ces tourments.

Les modalités de la souffrance

Le bouddhisme parle de la souffrance en formation, de la souffrance du changement et du cumul des souffrances. La souffrance en formation est comparable à un fruit vert sur le point de mûrir, la souffrance du changement à un plat savoureux mêlé de poison et le cumul des souffrances à l'apparition d'un abcès sur une tumeur. La souffrance en formation n'est pas encore ressentie comme telle. La souffrance du changement commence par une sensation de plaisir qui se transforme en souffrance et le cumul des souffrances est associé à une augmentation de la douleur.
Il distingue aussi trois types de souffrance : la souffrance visible, la souffrance cachée et la souffrance invisible. La souffrance visible est partout évidente. La souffrance cachée se dissimule sous l'apparence du plaisir, de l'euphorie, de l'insouciance, du divertissement. C'est la souffrance du changement. Le gourmet consomme un mets délicieux, et un moment plus tard le voilà convulsé par les spasmes d'une intoxication; une famille est tranquillement réunie pour un pique-nique campagnard lorsque, soudain, un enfant est mordu par un serpent; les noceurs dansent allégrement à la fête du village et le chapiteau s'enflamme tout à coup. Ce type de souffrance est susceptible de survenir à chaque instant de la vie, mais reste caché pour qui se laisse leurrer par le mirage des apparences et s'entête à penser que les êtres et les choses durent, échappant au changement incessant qui affecte toute chose.
Il y a aussi la souffrance sous-jacente aux activités les plus ordinaires. Il n'est pas facile d'identifier cet aspect, qui n'est pas facile d'identifier cet aspect, qui n'est pas aussi immédiatement repérable qu'une rage de dents. Cette souffrance ne nous envoie aucun signal et ne nous empêche pas de fonctionner dans le monde, puisqu'elle participe au contraire à son fonctionnement le plus quotidien. Quoi de plus anodin en apparence qu'un oeuf à la coque ? Concédons que les poules de ferme ont un sort moins cruel, mais pénétrez un jour dans le monde de l'élevage en batterie : à la naissance, les poussins mâles sont séparés des femelles et passés au broyeur. Pour que les poules grandissent plus vite et pondent davantage d'oeufs, elles sont nourries jour et nuit sous un éclairage artificiel. La surpopulation les rendant agressives, elles ne cessent de s'arracher mutuellement les plumes. Elles sont si serrées dans leurs cages que si vous placez une poule seule par terre elle tombe, parce qu'elle ne sait plus marcher. Rien de cette histoire ne transparaît dans l'oeuf à la coque du petit déjeuner.
Il y a enfin la souffrance invisible, la plus difficilement perceptible car elle trouve son origine au sein même de l'aveuglement de notre esprit et y demeure aussi longtemps que nous nous trouvons sous l'emprise de l'ignorance et de l'égocentrisme. La confusion liée au manque de discernement et de sagesse nous aveugle sur ce qu'il est opportun d'accomplir et d'éviter afin que nos pensées, nos paroles et nos actes engendrent le bonheur et le mal-être. Cette confusion, et les tendances qui lui sont associées, nous incite à perpétuer les comportements à la source de nos tourments. Pour dissiper une méprise à ce point préjudiciable, il faut se réveiller du rêve de l'ignorance et ouvrir les yeux sur les aspects les plus subtils du processus du bonheur et de la souffrance.

Sommes-nous capables d'identifier l'ego comme la cause de cette souffrance ? En général, non; c'est pourquoi l'on qualifie d'invisible ce troisième type de souffrance. L'égocentrisme, ou plus précisément le sentiment maladif que l'on est le centre du monde - que nous appellerons le "sentiment de l'importance de soi" - est à l'origine de la plupart des pensées perturbatrices. Du désir obsessionnel à la haine, en passant par la jalousie, il attire la douleur comme l'aimant la limaille de fer...

Cela fait une différence !

Ce qui advient n'est toutefois pas dénué de causes. Quel brasier n'a pas commencé par une étincelle, quelle guerre par des pensées de haine, de peur ou d'avidité ? Quelle souffrance intérieure n'a pas poussé sur le terrain fertile de l'envie, de l'animosité, de la vanité ou, plus fondamentalement, de l'ignorance ?
Chacun a donc la faculté d'examiner les causes de la souffrance et de s'en libérer graduellement. Chacun a le potentiel de dissiper les voiles de l'ignorance, de se débarrasser des toxines mentales qui provoquent le malheur, de trouver la paix intérieure et d'oeuvrer au bien des êtres, extrayant ainsi la quintessence de sa condition humaine.
Quelle différence cela fait-il au regard des souffrances infinies des vivants ? Un ami qui se consacre au travail humanitaire m'a raconté une histoire qui le soutient dans sa détermination, lorsqu'il lui arrive de penser que ses efforts sont vains devant l'immensité de la tâche à accomplir. Un homme marche sur une plage couverte de millions d'étoiles de mer qui meurent au soleil. A chaque pas, il ramasse une étoile et la rejette à la mer. Un camarade qui le regarde lui fait remarquer : "Te rends-tu compte qu'il y a des millions d'étoiles de mer sur la plage ! Si louables soient-ils, tes efforts ne font aucune différence." Et l'homme, tout en jetant une étoile de plus à l'eau, de répondre : "Si, pour celle-ci, cela fait uen différence ! " Ce n'est donc pas l'énormité de la tâche qui importe, mais la magnitude de notre courage.

Plaidoyer pour le bonheur - Chapitre 5 - L'alchimie de la souffrance


La pêche quel bonheur !

Pour quelques grandes âmes respectables, Théophile Gautier, Winston Churchill et Pierre Clostermann, la pêche est source des plus grandes joies. Quelle noble conception du bonheur partagé ! Je ne doute pas un instant qu'ils se soient imaginés tirés hors de leur élément vital par un crochet de fer leur transperçant les joues et leur déchirant la gorge. Comme l'écrivait Churchill avec tant d'élévation : "on revient de la pêche lavé, purifié...tout rempli d'un grand bonheur." Les poissons seront sûrement ravis de l'apprendre. Quant à Théophile Gautier, il écrit avec finesse :
"Rien ne calme les passions comme ce divertissement philosophique que les sots tournent en ridicule comme tout ce qu'ils ne comprennent pas !" Je suis sûr que, parmi ceux qui ont vécu des tortures comparables à celles que l'on fait subir aux animaux, nombre de sots ne comprennent pas à quel point la philosophie peut être divertissante.
Pierre Clostermann, qui fait chorus à ces poignantes invocations au bonheur, a, lui, la bonté de relâcher ses prises "pour qu'elles grandissent plus prudentes à l'avenir". Une forme d'éducation à la dure, en quelque sorte. Je partage de tout coeur avec lui l'idée que "rien ne se compare à la solitude béate sur un étang qui s'éveille à une aube sans vent. Bonheur de ramer doucement dans le léger brouillard du petit matin". Mais pourquoi associer à cette sérénité une activité qui, par nature, tire son plaisir de la mort infligée à d'autres ?
Ces pêcheurs distingués font preuve d'une vision à sens unique élégamment résumée par George Bernard Shaw : "Quand un homme tue un tigre, c'est un héros; quand un tigre tue un homme, c'est une bête féroce." Et de conclure: "Les animaux sont mes amis et je ne mange pas mes amis." En 2001, quelques cas de baigneurs imprudents attaqués en Floride par des requins firent la une de la presse à sensation américaine, qui titra avec emphase : "Les requins tueurs se déchaînent !"
Cette année-là, vingt-cinq personnes ont péri dans le monde pour s'être malencontreusement trouvées sur la trajectoire d'un requin en chasse. La même année, les hommes ont tué cent millions de requins. Le droit au bonheur du plus philosophe, n'est-ce pas ? "Ne soyons pas ridicule, me direz-vous, on ne peut tout de même pas comparer çà avec la pêche au gardon." Simple question de quantité.

Plaidoyer pour le bonheur