ORWELL Georges
Georges Orwell
(1903 - 1950)
Écrivain britannique
Je ne crois pas, Camarades, qu'il me reste encore beaucoup de mois à passer au milieu de vous et, avant de mourir, je me sens le devoir de vous transmettre un peu de sagesse que j'ai acquis. J'ai atteint un âge avancé; j'ai passé dans mon box de longues heures de solitaires qui m'ont permis de réfléchir et je crois pouvoir affirmer que je suis parvenu à comprendre les caractères fondamentaux de la vie sur cette terre aussi bien qu'aucun animal actuellement en vie, c'est précisément de cela que je désire vous entretenir.
Or donc, donc Camarades, qu'est ce qui caractérise notre vie ici-bas ? N'hésitons pas à regarder les choses en face : notre si courte existence est toute entière vouée à la misère et au labeur.
Nous venons au monde, on nous donne juste assez de nourriture pour entretenir en nous le souffle de la vie et on oblige ceux d'entre nous qui en sont capables à travailler jusqu'à l'extrême limite de leurs forces, puis à la minute même où nous cessons d'être exploitables, on nous abat avec la plus odieuse cruauté. il n'est pas un seul animal en Angleterre qui connaisse la signification des mots "bonheur" et "loisir" quand il a passé l'âge d'un an. Il n'est pas un animal en Angleterre qui soit libre. Etre esclave et souffrir sont pour nous synonymes de vivre : voilà la vérité toute nue.
"Doit-on en conclure que de tels faits sont inhérents à l'ordre inévitable de la Nature ? Que notre pays est si pauvre qu'il n'est pas en mesure d'assurer une vie décente à ceux qui le peuplent ? Non, Camarades, mille fois non. L'Angleterre possède un sol fertile, un excellent climat et pourrait largement faire subsister un nombre d'animaux beaucoup plus considérable qu'elle n'en compte pour l'instant. Cette ferme-ci à elle seule, nourrirait sans difficulté une douzaine de chevaux, une vingtaine de vaches et plusieurs centaines de moutons, et cela dans des conditions de confort et de dignité qu'il nous est à peine possible d'imaginer à l'heure actuelle. Mais s'il en est ainsi, pourquoi demeurons-nous dans cette situation lamentable ? Tout simplement parce que le fruit presque entier de notre labeur nous est volé par la race des hommes. On peut le résumer en un mot, le mot "Homme". L'homme est notre seul ennemi véritable. Supprimez l'homme de la scène du monde et la cause initiale de la faim et du travail à outrance disparaît pour toujours.
"L'homme est le seul être vivant qui consomme sans produire. Il ne peut ni fournir du lait ni pondre des oeufs; il est trop faible pour tirer seul la charrue; il est incapable d'attraper des lapins à la course. Et pourtant il est le roi de toute création animale. Il la courbe sous le joug du travail et, ne lui rendant que le strict minimum vital, il garde pour lui les fruits qu'il en retire. Nous labourons la terre à la sueur de notre front, nous l'engraissons de notre fumier et cependant lequel d'entre nous peut se vanter de posséder autre chose que sa misérable peau ? Ces vaches que je vois là devant moi, combien de milliers de litres de lait n'a t-on pas tirés d'elles au cours de l'année écoulée ? Et qu'est-il advenu de ce lait qui, suivant la loi de la Nature, aurait dû servir à élever de jeunes veaux robustes ? Chaque goutte en a coulé dans la gorge de nos ennemis. Et vous, Camarades gallinacés, quel nombres d'oeufs avez-vous pondus l'année dernière et combien de ces oeufs vous a t-on laissé couver pour en faire éclore des poussins ? Tout le reste est parti au marché et s'est transformé en argent pour le plus grand bénéfice de Jones et de ses ouvriers. et toi, Clover, où sont ces quatre poulains que tu as portés dans tes flancs, ces petits qui eussent été la joie et le soutien de ta vieillesse ? On les a vendus les uns après les autres à l'âge d'un an. Plus jamais tu ne les reverras. Hors ta stricte ration d'avoine et une stalle à l'écurie, qu'as-tu jamais reçu en retour de tes quatre mises-bas et de ton travail aux champs ?
Et cette misérable existence que nous menons, on ne lui laisse même pas achever son cours normal. En ce qui me concerne, je ne me plains pas car j'ai été privilégié. J'ai douze ans et j'ai engendré plus de quatre cents enfants. Tel devrait être le sort normal de tout cochon. Hélas, il n'existe pas un animal qui échappe en fin de compte au couteau barbare. Vous, jeunes gorets qui êtes en ce moment assis sous mes yeux, l'année ne passera pas que vous n'ayez rendu l'âme sur le billot avec des cris déchirants. Telles est la fin horrible qui nous attend tous, que nous soyons vache, cochon, poule ou mouton. Et n'allez pas croire que le sort soit plus clément aux chevaux ou aux chiens. Toi par exemple, Boxer, le jour où tes muscles puissants s'affaibliront, Jones t'enverra chez l'équarisseur qui te coupera la gorge et te réduira en bouillon pour les chiens courants. Quant aux chiens, dès qu'ils prennent de l'âge et perdent leurs dents, Jones leur attache une pierre au cou et les noie dans la mare la plus proche.
"Par conséquent, Camarades, n'est-il pas clair comme le jour que tous les maux dont nous sommes accablés ont leur source dans la tyrannie des humains ? Que nous nous débarrassions seulement de l'homme et le fruit de nos efforts serait nôtre. Nous pourrions devenir riches et libres, du jour au lendemain pour ainsi dire. Dans ces conditions, quel est notre devoir ? Eh ! bien, c'est de travailler jour et nuit, corps et âmes, pour abattre la race humaine. 'Révolte ! Révolte!', tel est mon message et mon mot d'ordre, Camarade; j'ignore quand viendra l'instant de cette Révolte; ce peut être dans une semaine comme dans cent ans; ce que je sais, aussi sûrement que je vois cette paille sous mes pieds, c'est que tôt ou tard justice sera faite. Que ce but vous soit toujours présent à l'esprit, Camarades, tout au long du peu qui vous reste à vivre. Et surtout, transmettez mon message à ceux qui viendront après vous de sorte que les générations futures poursuivent le combat jusqu'à la victoire finale.
"Et souvenez-vous bien, Camarades, que votre résolution ne devra jamais faiblir. Ne vous laissez égarer par aucun argument fallacieux. N'écoutez jamais ceux qui vous diront que l'homme et les animaux ont un intérêt commun, que la prospérité de l'un est la prospérité des autres. C'est un mensonge. L'homme ne sert d'autre intérêt que le sien propre. Et qu'entre nous, animaux, règne une unité parfaite, une parfaite camaraderie dans la lutte commune. Tous les hommes sont des ennemis. Tous les animaux sont des camarades.
(La ferme des animaux - Georges Orwell - 1945)