CELSE

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IIème siècle après JC
Philosophe grec


Ce n'est pas pour l'homme qu'a été ordonné le monde visible. Toutes choses naissent et périssent pour le bien commun de l'ensemble, par une incessante transformation d'éléments. La somme des maux dans le monde étant constante, et il n'y a pas lieu que Dieu intervienne pour corriger son ouvrage. Il n'est pas certain que ce qui vous paraît un mal le soit en effet, car vous ne savez pas si ce n'est point une chose utile à vous, à quelque autre personne ou à l'ensemble du Cosmos.

[Pour qui connaît cet ordre universel et invariable, y a t-il rien de plus plaisant que les conceptions anthropomorphiques des Juifs et des Chrétiens qui attribuent à Dieu les sentiments et le langage plein d'invective d'un homme irascible, et] y a-t-il rien de plus ridicule que de voir [effectivement] un homme irrité contre les Juifs les exterminer tous, grands et petits, brûler leurs villes, les réduire à rien, alors que tout l'effet de l'ire et des menaces du grand Dieu, comme ils disent, consiste à envoyer son Fils dans le monde, pour qu'il y subisse le traitement que l'on sait ? Mais ce n'est pas seulement des Juifs que je veux parler; c'est de la nature entière, comme je l'ai promis. Je vais expliquer plus clairement ce que j'ai dit ci-dessus [à l'avant dernier paragraphe]. [Il est puéril de faire de l'homme le centre de la création.] Dieu apparemment n'a pas créé le tonnerre, les éclairs et la pluie. Quand bien même il en serait l'auteur, on ne peut pas dire que par la pluie Dieu favorise plutôt la nourriture des hommes que celles des plantes, des arbres, des herbes et des épines; et, si l'on prétend que toutes ces productions de la terre croissent pour l'homme, pourquoi plutôt pour l'homme que pour les bêtes sauvages et privées de raison ? [Celles-ci ne semblent pas avoir été moins bien traitées que nous ?] Au prix d'un dur labeur et de toutes nos sueurs, nous arrivons à grand peine à assurer notre subsistance. Pour elles, il n'est que faire de semer et de labourer, toutes choses pour elles naissent d'elles mêmes. Si l'on allègue ce vers d'Euripide : « Le Soleil et la Nuit sont au service de l'homme » je demanderai pourquoi ils sont faits plutôt pour nous que pour les fourmis et les mouches ? La nuit ne leur sert-elle pas [comme à nous] pour se reposer, la lumière du soleil pour voir clair et travailler ? Si l'on objecte que nous sommes les rois des animaux parce que nous les prenons à la chasse et les mangeons, on peut tout aussi bien soutenir que c'est nous, plutôt, qui leur sommes destinés, puisqu'elles nous prennent aussi et nous dévorent ? Et, encore, nous, pour les prendre, avons-nous besoin de tout un appareil de rets, d'armes, de piqueurs et de chiens, tandis que les bêtes fauves, pour venir à bout des hommes, ont assez des seules armes dont la nature les a munies. Vous prétendez que Dieu nous a donné le pouvoir de les prendre et d'en user à notre fantaisie; mais il y a grande chance pour que, avant que les hommes eussent constitué des sociétés, bâti des villes, inventé les arts, fabriqué des armes et des rets, ce fussent eux qui étaient le plus souvent pris et mangés.

Vainement dira t-on que les hommes l'emportent sur les animaux en ce qu'ils construisent des villes, organisent des États, ont des magistrats et des chefs pour les gouverner. On en voit tout autant chez les fourmis et les abeilles. Les abeilles ont leur roi qu'elles suivent et auquel elles obéissent. Elles ont comme nous des guerres, des victoires, des exterminations de vaincus; comme nous, des villes et des bourgades; comme nous, des heures de travail et de repos; comme nous, des châtiments pour la paresse et la perversité: elles chassent et tuent les frelons. [Les fourmis ne le cèdent pas à nous en matière de prévoyance et d'entraide.] Elles assistent leurs compagnes lorsque celles là sont fatiguées; elles transportent les mourantes en un lieu réservé qui est comme leur tombeau de famille. Quand elles se rencontrent, elles s'entretiennent ensemble, et ainsi les égarées sont remises dans le bon chemin. Elles ont donc en quelque sorte la plénitude de la raison, certaines notions générales du sens commun et un langage pour se communiquer tout ce qu'elles veulent. Pour qui regarderait du haut du ciel sur la terre, quelle différence offriraient les actions des fourmis, des abeilles et les nôtres.

L'homme s'enorgueilli t-il de connaître les secrets de la magie ? Sur ce point encore les serpents et les aigles le surpassent. Ils connaissent en effet nombre de remèdes mystérieux contre les maladies et autres maux. Ils connaissent les vertus de certaines pierres qu'ils utilisent pour guérir leurs petits. Ces pierres, quand nous les trouvons, nous ne mettons pas en doute que nous ne possédions un mer veilleux trésor.

Se figure-t-on que l'homme est supérieur aux animaux en ce qu'il est capable de s'élever jusqu'à l'idée de Dieu ? Qu'on apprenne que, parmi les animaux, plusieurs ne le cèdent pas à l'homme sur ce point. Rien n'est; plus divin, sans doute, que de prévoir et de prophétiser l'avenir. Mais cette prescience nous la tenons des autres animaux, et particulièrement des oiseaux. Les devins ne sont que l'interprète de leurs prédictions. Si donc les oiseaux, pour ne parler que d'eux, nous dévoilent par des signes tout ce que Dieu leur a révélé, il suit de là qu'ils vivent dans une intimité plus étroite que nous avec la divinité, nous surpassent en cette science et sont plus chers à Dieu que nous. Il y a des hommes fort éclairés qui disent aussi que les oiseaux communiquent entre eux, et sans doute d'une manière plus sainte que nous. Ils ajoutent que, quant à eux, ils entendent leur langage, et le prouvent comme il arrive quand, nous ayant avertis que les oiseaux annoncent qu'ils iront en tel lieu et feront telle chose, ils nous les montrent y allant et effectuant cette chose en effet. Y a-t-il êtres plus fidèles au serment et plus religieux que les éléphants? C'est, apparemment, parce qu'ils ont la connaissance de Dieu. [Les cigognes aussi l'emportent en piété filiale sur l'homme, qui nourrissent leurs parents; de même le phénix qui, après plusieurs années, transporte le corps de son père, enfermé dans une boule de myrrhe comme en un cercueil, d'Arabie en Égypte, et le dépose au lieu où se trouve le temple du Soleil.] Qu'est ce à dire ? sinon qu'il faut rejeter cette pensée que le monde ait été fait en vue de l'homme: il n'a pas été fait en vue de l'homme plutôt qu'en vue du lion, de l'aigle ou du dauphin. Il a été fait de telle sorte qu'il fût parfait et achevé comme il convenait à l'oeuvre de Dieu; et c'est pourquoi toutes les parties qui le composent ne sont pas ajustées à la mesure de l'une d'entre elles, mais chacune concerte à l'effet d'ensemble et en dépend. De cet ensemble, Dieu prend uniquement soin; c'est lui que la Providence n'abandonne jamais; qui ne se corrompt ni ne s'altère. Jamais Dieu ne l'abandonne, ni ne se rappelle, après un long temps d'oubli, d'avoir à y revenir. Il ne s'irrite pas plus au sujet des hommes qu'au sujet des singes ou des rats. Il ne menace aucun être, car chacun d'eux garde la place et la fonction qui lui ont été assignées.

(Celse - Discours vrai contre les chrétiens - trad. L.Lougier, Paris J-J. Pauvert, 1965)