CONDILLAC

condillacCondillac
(1714 - 1780)
Philosophe français


Le sentiment de Descartes sur les bêtes commence à être si vieux qu'on peut présumer qu'il ne lui reste guère de partisans ; car les opinions philosophiques suivent le sort des choses de mode : la nouveauté leur donne la vogue, le temps les plonge dans l'oubli ; on dirait que leur ancienneté est à la mesure du degré de crédibilité qu'on leur donne. (...)

C'était peu pour Descartes d'avoir tenté d'expliquer la formation et la conversation de l'univers par les seules lois du mouvement, il fallait encore borner au pur mécanisme jusqu'à des êtres animés. Plus un philosophe a généralisé une idée, plus il veut la généraliser. Il est intéressé à l'étendre à tout, parce qu'il lui semble que son esprit s'étend avec elle, et elle devient bientôt dans son imagination la première raison des phénomènes.
C'est souvent la vanité qui enfante ces sytèmes, et la vanité est toujours ignorante; elle est aveugle, elle veut l'être, et elle veut cependant juger. Les fantômes qu'elle produit, ont assez de réalité pour elle : elle craindrait de les voir se dissiper.
Tel est la motif secret qui porte les philosophes à expliquer la nature sans l'avoir observée, ou du moins après des observations assez légères. Ils ne présentent que des notions vagues, des termes obscurs, des suppositions gratuites, des contradictions sans nombre; mais ce chaos leur est favorable : la lumière détruirait l'illusion ; et s'ils ne s'égaraient pas, que resterait-il à plusieurs ? Leur confiance est donc grande, et ils jettent un regard méprisant sur ces sages observateurs qui ne parlent que d'après ce qu'ils voient, et qui ne veulent voir que ce qui est : ce sont à leurs yeux de petits esprits qui ne savent pas généraliser.
Est-il donc si difficile de généraliser, quand on ne connaît ni la justesse, ni la précision ? Est-il si difficile de prendre une idée comme au hasard, de l'étendre et d'en faire une système ?
C'est aux philosophes qui observent scrupuleusement, qu'il appartient uniquement de généraliser. Ils considèrenent les phénomènes, chacun sous toutes ses faces ; ils les comparent; et s'ils est possible de découvrir un principe commun à tous, ils ne le laissent pas échapper. Ils ne se hâtent donc pas d'imaginer; ils ne généralisent, au contraire, que parce qu'ils y sont forcés par la suite des observations. Mais ceux que je blâme, moins circonspects, bâtissent, d'une seule idée générale, les plus beaux systèmes. Ainsi, du seul mouvement d'une baguette, l'enchanteur élève, détruit, change tout au gré de ses désirs ; et l'on croirait que c'est pour présider à ces philosophes que les Fées ont été imaginées.
Cette critique est chargée si on l'applique à Descartes ; et on dira sans doute que j'aurais dû choisir un autre exemple. En effet, nous devons tant à ce génie que nous ne saurions parler de ses erreurs avec trop de ménagement. Mais enfin il ne s'est trompé que parce qu'il s'est trop pressé de faire des systèmes; et j'ai cru pouvoir saisir cette occasion, pour faire voir combien s'abusent tout ces esprits qui se piquent plus de généraliser que d'observer.
Ce qu'il y a de plus favorable pour les principes qu'ils adoptent, c'est l'impossibilité où l'on est quelquefois d'en démontrer, à la rigueur, la fausseté. Ce sont des lois auxquelles il semble que Dieu aurait pu donner la préférence ; et s'il l'a pu, il l'a dû, conclut bientôt le philosophe qui mesure la sagesse divine à la sienne.
Avec ces raisonnements vagues, on prouve tout ce qu'on veut, et par conséquent on ne prouve rien. Je veux bien que Dieu ait pu réduire les bêtes au pur mécanisme, mais l'a-t-il fait ? Observons et jugeons, c'est à quoi nous devons nous borner.
Nous voyons des corps dont le cours est constant et uniforme; ils ne choisissent point leur route, ils obéissent à une impulsion étrangère; le sentiment leur serait inutile, ils n'en donnent d'ailleurs aucun signe, ils sont soumis aux seules lois du mouvement.
D'autres corps restent attachés à l'endroit où ils sont nés; ils n'ont rien à rechercher, rien à fuir. La chaleur de la terre suffit pour transmettre dans toutes les parties la sève qui les nourrit; ils n'ont point d'organes pour juger de ce qui leur est propre; ils ne choisissent point, ils végètent.
Mais les bêtes veillent elles-mêmes à leur conservation; elles se meuvent à leur gré; elle saisissent ce qui leur est propre, rejettent, évitent ce qui leur est contraire ; les mêmes sens, qui règlent nos actions, paraissent règler les leurs. Sur quel fondement pourrait-on supposer que leurs yeux ne voient pas, que leurs oreilles n'entendent pas, qu'elles ne sentent pas, en un mot ?
A la rigueur, ce n'est pas là une démonstration. Quand il s'agit de sentiment, il n'y a d'évidemment démontré pour nous que celui dont chacun a conscience. Mais parce que le sentiment des autres hommes ne m'est qu'indiqué, sera-ce une raison pour le révoquer en doute ? Me suffira-t-il de dire que Dieu peut former des automates qui feraient, par un mouvement machinal, ce que je fais moi-même avec réflexion ?
Le mépris serait la seule réponse à de pareils doutes. C'est extravaguer que de chercher l'évidence partout : c'est rêver que d'élever des sytèmes sur des fondements purement gratuits ; saisir le milieu entre ces deux extrémités, c'est philosopher.
Il y a donc autre chose dans les bêtes que du mouvement. ce ne sont pas de purs automates, elles sentent.

(Traité des animaux, Condillac)